Tribune de Sophie Rosso et Michael Silly du 12 mars 2020
Le do-tank villes post crises est une initiative conjointe de Ville hybride et Sophie Rosso. Passée la sidération liée au confinement, nous avons décidé d’associer toutes les bonnes volontés pour penser le monde d’après. Experts, professionnels, habitants, nous savons depuis longtemps que les épisodes de crise sont appelés à se répéter, mais avec le covid-19 nous sommes totalement pris au dépourvu tant sa manifestation jaillit de manière brutale et soudaine dans notre quotidien. En un an, nous avons connu quatre crises majeures : les gilets jaunes, la canicule en juillet dernier, les mouvement sociaux cet hiver et depuis quelques semaines une pandémie. Ces quatre crises mettent en exergue toutes les fragilités de nos systèmes urbains denses. Certains seront sans doute dans le déni, mais la peur et la négation n’ont jamais été le fil conducteur de l’action.
Nous en appelons ici à tous ceux qui acceptent de regarder la vérité en face, qui savent que les situations de crise deviendront la norme des prochaines années, décennies. De nombreuses autres crises de natures très diverses – climatique, politique, sanitaire, social, technologique – peuvent provoquer des ruptures aussi graves que celle que nous vivons aujourd’hui. Il faut en tirer toutes les leçons pour mieux penser les villes et les territoires, éviter de déséquilibrer la biosphère, devenir plus frugaux dans nos manières de construire et de consommer, de repenser le digital comme vecteur de lien et non de tension.
Pour cela, il faut inventer des modes de coopération gagnant-gagnant, décloisonner les disciplines, hybrider les savoirs des experts des différentes strates urbaines, de la construction, des réseaux, du digital mais aussi faire appel aux anthropologues, sociologues, philosophes, économistes urbains, aux experts en neuro-sciences, aux praticiens du design, aux comportementalistes. Il est aussi nécessaire de réinventer les garde-fous démocratiques et éthiques pour ne pas céder aux sirènes de ceux qui prônent l’édification de villes-bunkers. Les retours d’expérience des villes du sud-est asiatiques, déjà confrontées à plusieurs crises de cet ordre sont précieux, mais il convient surtout d’inventer des modèles qui soient en résonnance avec notre pensée humaniste européenne multi séculaire.
Organisons-nous dans les prochaines semaines pour réfléchir à ces thématiques, en tirer les conséquences pour nos métiers et faire progresser nos échanges de bonne pratique, notre niveau de préparation.
Nous serons au rendez-vous pour alimenter ces réflexions et y participer pleinement. D’ici là, protégez vous et protégez vos proches.
Synthèse par Jacques Paquier du webinaire du 16 avril 2020
« On pressent bien que cette crise a des effets bien plus puissants que les précédentes, et que le jour d’après doit apporter un nouveau modèle pour les villes, pour leur lien avec leur hinterland, pour les espaces publics, pour les programmes immobiliers », a rappelé le 16 avril 2020 Michaël Silly, président du club Ville hybride Grand Paris, en ouverture de ce premier webinaire d’un do-tank sur la fabrique de la ville, cofondé avec Sophie Rosso, directrice générale des opérations de Quartus.
« Nous avons tous été pris dans le mois qui vient de passer par le sauvetage de nos organisations, a poursuivi Sophie Rosso, directrice générale des opérations de Quartus. Mais il ne faut surtout pas utiliser l’ancien modèle pour bâtir le monde de demain », a-t-elle poursuivi.
Rééquilibrage
Sébastien Chambe a introduit son propos en invitant l’assistance virtuelle « à éviter l’écueil de l’intentionnalité du virus ». Pour le directeur général adjoint de l’Institut Paris Region (ex-IAU), il n’existe pas de pandémie « qui en elle-même démentirait la pertinence du modèle des métropoles ». « C’est même plutôt le contraire, a-t-il poursuivi : comme l’indique le géographe Jacques Levy, qui souligne que le virus s’est initialement propagé dans des situations où ce ne sont pas les liens faibles, typiques des grandes villes, qui dominent, mais plutôt les liens forts, basés sur l’interconnaissance, des espaces d’urbanisation diffuse ». Pour Sébatien Chambe, « l’expérience du confinement provoque, par ailleurs, la prise de conscience d’une forme de désuétude d’un certain modèle hyper-métropolitain ».
« Je vais citer certaines des caractéristiques de ce modèle : celle de l’hyperspécialisation des lieux de travail, notamment des quartiers d’affaires qui aujourd’hui sonnent dans le vide, mais aussi les entrées de ville monofonctionnelles, les centres commerciaux monolithiques, les zones d’activité sans services urbains associés, les espaces résidentiels non-réversibles, dénués de plasticité pour accueillir des fonctions productives, tertiaires. Tout cela pose la question aux acteurs de la fabrique de la ville de savoir s’ils savent concevoir d’autres espaces, qui répondent aux enjeux du moment », a-t-il poursuivi.
Sébastien Chambe, DGA de l’Institut Paris Region. © Jgp
Pour le DGA de l’institut Paris Region, cette crise dessine « la perspective d’un rééquilibrage dans l’aménagement du territoire, en faveur d’un polycentrisme maillé que les planificateurs ont toujours eu du mal à mettre en place ».
Business improvment district
« Comment profiter au mieux des plans d’investissement, qui sont là pour soutenir la croissance et créer les conditions d’une relance ?, s’est demandé William Yon. On évoque aujourd’hui une relance supposée massive, a poursuivi le directeur de Gensler Paris, agence d’architecture et de design, on parle de trillions de dollars aux Etats-Unis, potentiellement d’un trillion d’euros en Europe. A cela s’ajoutent des trillions de dollars d’argent déjà levés. Mais le match making, la rencontre entre cet argent et les projets, pose question », a-t-il indiqué. La difficulté, estime-t-il, « c’est que pour traduire un milliard d’euros en projets à investir, il faut dix milliards d’euros en valeur de projets, ce qui n’est absolument pas l’échelle que traitent les maîtres d’ouvrage dans les métiers de la ville. »
Pour William Yon se pose dès lors la question du fractionnement de ces investissements, ou bien plutôt de leur massification, en rassemblant des petits projets, sachant que, pour les investisseurs, la jauge type s’élève à 100 ou 150 millions d’euros, au minimum. « On va être confronté à un goulot d’étranglement, prévoit-il, avec une maîtrise d’ouvrage publique qui n’est peut-être pas suffisante en nombre de personnes, en capacité d’absorption si l’on veut réellement dépenser ces quatre trillions d’euros ».
Le directeur de Gensler Paris a évoqué la transition énergétique des bâtiments, pour laquelle des investissements à hauteur de 200 milliards d’euros par an seraient nécessaires au niveau de l’Union européenne. Selon lui, il faut relancer les projets dans le cadre d’accords-cadres, à l’image de la Région et de ses lycées. Cela pourrait passer aussi, a-t-il estimé, par la création de business improvment district (*), éventuellement accompagnés d’ASL (association syndicale libre).
« Dans la vieille hésitation entre des urbanismes progressistes et des urbanismes historicistes et culturalistes, il existe probablement un risque d’une opinion publique qui se recentre sur un progressisme, un hygiénisme, c’est-à-dire des immeubles différents, beaucoup plus contemporains, et ce type d’évolution de la perception publique pourrait modifier à long terme notre production, de logements et plus globalement de la ville », a-t-il également fait valoir.
« Y aura-t-il, en sortie de crise, une ruée vers le véhicule indépendant, vélo ou voiture, c’est un risque. La transformation de la rue en piste cyclable géante, sur laquelle a travaillé récemment le Cerema, fait partie de ces solutions », a-t-il conclu.
La prochaine crise sera « sans retour »
Hélène Chartier, directrice des projets bas carbone au C40, s’est félicitée de la prise de conscience collective actuelle, « presque une communion en fait je trouve, autour de certains principes ». « Cette crise a vraiment montré plus que jamais notre interdépendance, a-t-elle poursuivi. Cela signifie qu’il faut peut-être aussi amplifier les réflexions sur ces questions d’espace commun, qui sont un peu la 3e voie entre espace public et espace privé. Plus on formera les gens à vivre ensemble dans le collectif, dans le quotidien, plus le jour de la crise, les gens seront prêts à s’adapter collectivement et à respecter cette nécessité du collectif », a-t-elle également estimé.
« La prochaine crise, a-t-elle conclu, on la connaît très bien. Elle s’appelle la crise climatique. On a dix ans pour agir, et si l’on n’agit pas de manière radicale, cette fois-ci, ce sera une crise sans retour. »
« Nous avons monté un groupe pour échanger sur les bureaux de demain, la ville de demain, les services de demain, a poursuivi Jean-Luc Porcedo, le président de Nexity villes & projets. Nous avons en effet cette capacité, dans le groupe, ou la chance, d’être positionnés tout au long de la chaîne du logement, de l’étudiant au senior, ainsi que dans les services collectifs, en tant que syndic. Là aussi, il y a tout un tas d’évolution sur l’espace privé, l’espace collectif et l’espace public ou l’articulation avec le territoire », a-t-il poursuivi.
« Le confinement a pu paraître à un moment donné comme une mise sous cloche ou une mise entre parenthèses de l’espace public puisque chacun est chez soi, et que l’on n’a la possibilité d’accéder à l’espace public que de manière extrêmement restreinte, a estimé Isabelle Baraud-Serfaty (Ibicity). Mais, finalement, on voit bien qu’en réalité, l’espace public n’a pas disparu et que, au contraire, il joue un rôle absolument essentiel dans le maintien à domicile puisqu’il devient l’espace où les gens confinés chez eux peuvent quand même prendre l’air. Avec un encombrement qui a complètement disparu : il n’y a plus d’opérateurs, plus de trottinettes, ni de VTC qui utilisent l’espace public mais il y a une nouvelle forme d’encombrement du fait que l’espace public reste une ressource rare », a-t-elle poursuivi.
Confinement alternatif
« Mais on voit aussi que ce qui compte, c’est l’espace public en bas de chez soi, ce qui oblige à penser cet espace finalement moins pour les gens qui traversent la ville que pour les gens qui habitent à ses abords », a repris la consultante.
Isabelle Baraud-Serfaty fait l’hypothèse « d’une production des espaces publics qui est sous l’effet conjoint de la révolution numérique et du Covid, avec l’idée qui circule de plus en plus d’un confinement alterné ». « Je ne me place pas dans l’après-crise mais dans l’idée que, finalement, l’on va être dans la juxtaposition permanente des deux étapes précédentes : la révolution numérique sans confinement et la révolution numérique avec confinement, ces deux périodes arrivant de manière alternative. »
* Business improvment district (BID) : zone définie dans laquelle les propriétaires concernés constituent, dans le cadre d’un partenariat entre le pouvoir local et les entreprises, une circonscription axée sur une mixité fonctionnelle (habitat, propreté, espaces publics, sécurité, développement commercial, etc.) destinée à valoriser et à embellir tout ou partie d’un quartier. Un BID peut porter sur une rue, un centre-ville, une zone industrielle, un parc… la seule contrainte étant que des entreprises y soient présentes.